Un rat des champs, jeune et
bien fait, loin de courir sillons et bosquets, s'adonnait à
une passion solitaire et tranquille: les statistiques mathématiques.
Tapi dans l'arrière cuisine d'une très vielle maison
où il passait tous les hivers, il décomptait soigneusement
les grains de blé qui s'écoulaient d'entre les planches
disjointes du grenier et, d'une saison à l'autre, prévoyait
ce que serait la suivante.
Un beau matin d'automne cependant,
demoiselle Souris des prés, l'il noisette et le poil
châtain, le détourna de ses calculs. Alors qu'il s'apprêtait
à hiberner et que, du seuil de sa masure, il contemplait
une dernière fois le soleil couchant qui, tel un rubis, plongeait
sur les monts d'Ardèche, Souricette courant vers le petit
bois, le frôla, éternua, s'excusa. Il frissonna, la
poursuivit, l'épousa sur le champ et elle partagea sa retraite
hivernale.
Elle rêvait, dormait,
grignotait à souhait; lui comptait. Au printemps suivant
elle mit au monde six souriceaux, filles et garçons, qui
accaparèrent tout son temps durant l'été, mais
qui, devenus grands, quittèrent un à un le domicile
parental à la saison suivante.
Avec le calme revenu, Rat des
champs recouvra le goût et l'exercice des mathématiques;
dame Souricette consacra tout son temps à l'entretien de
la maison et à choyer bien davantage son rat des champs.
Elle aurait aimé qu'en retour il la choyât également,
lui accordât quelque temps pour des promenades romantiques
dans le petit bois derrière la maison ou dans les vignes
rougissantes. Point du tout. Il arrivait que Rat des champs, pour
ses affaires, s'éclipsât sans prévenir pour
un temps indéterminé. Mais par contre, lorsque la
maison était rangée, le linge repassé, les
miettes amassées pour le dîner du soir et qu'elle lui
proposait une promenade, il bougonnait qu'il n'avait pas le temps,
qu'elle ne se rendait pas compte et autre sornette... Elle retournait
aux fourneaux, préparait du thé dans la vieille bouilloire
cabossée et sortait tout chauds du four, scones et muffins,
qu'il avalait sans mot dire. Il ne remarquait bien sûr ni
les arrangements de fleurs séchées, ni les coussins
d'herbes odorantes qu'elle disposait avec goût le long des
murs de pierre sèche. Il travaillait content et muet et elle
continuait de s'affairer avec moins d'entrain qu'au début
de leur mariage peut-être, mais toujours avec beaucoup de
persévérance.
Une de leurs filles, revenue
la voir un après-midi avec ses petits, alors que Rat des
champs était absent, s'étonna de voir son oeil triste
et larmoyant, son poil jadis soyeux devenu terne. Elle la pressa
de sortir, de venir passer quelques jours chez elle de l'autre côté
de la vigne, au pied du mur de la chapelle. Dame souricette, tentée,
accepta. Elle annonça à Rat des champs qui ne la retint
du reste pas, qu'elle partirait deux jours chez leur fille.
Quand elle revint, il ne manifesta
ni joie ni tendresse particulière. Il poursuivait ses calculs
et avait mangé par inadvertance, un coussin d'herbes et le
bouquet de fleurs séchées au lieu du pâté
de graines au serpolet qu'elle lui avait préparé avec
soin. Elle aimait sa maison, la remit en ordre, refit coussins et
bouquets, gâteaux et pâtés. Il fut même
décidé que Rat des champs l'accompagnerait chez fille
aînée la saison prochaine.
Mais voilà: alors que
la date fixée pour le départ approchait, Rat des champs
se dit malade. Souricette lui prépara un sirop de sauterelles,
de l'infusion de mûres sauvages et des cataplasmes de feuilles
de menthe. Il laissa refroidir l'infusion, refusa les cataplasmes
et dit qu'elle voulait l'empoisonner avec le sirop de sauterelles.
Sur quoi, il se coucha sur le dos à même le sol et
demanda qu'on le laissât mourir tranquille. Souricette s'affola
et se glissa dans la maison d'à côté pour voler
un cachet d'aspirine dans le placard à pharmacie. Elle l'écrasa
dans un bol de lait chaud qu'elle apporta à son époux;
mais celui-ci lui dit qu'elle l'épuisait et se tourna sur
le côté sans boire. Souricette, après une nuit
d'inquiétude finit par s'endormir, la tête dolente,
sur un petit coussin d'herbes sèches, alors que le jour commençait
à poindre. Rat des champs qui s'éveillait avala le
bol de lait refroidi, sentit le goût de l'aspirine , cria
qu'on l'avait empoisonné. Il fouilla dans la soupente, en
sortit une vieille boîte en fer dans laquelle il rangeait
de bien étranges trésors; il ramenait en effet de
ses escapades solitaires des grenouilles écrasées,
des vers de terre et des orvets séchés depuis l'été
et même des poils de bouc et des excréments de chouette.
Il en avala deux ou trois au hasard, se sentit mieux, et se replongea
dans ses calculs sur lesquels, du reste, il ne tarda pas à
se rendormir.
A Suivre lors du petit journal
de mars
Françoise AUTIN
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