Pour trouver ce monastère
niché dans une boucle de la rivière, ils avaient marché
des heures. Trois heures exactement depuis le village où
ils avaient passé la nuit. A neuf heures du matin, ils quittaient
le petit hôtel des remparts et, suivant les indications de
la boulangère, ils prenaient le chemin des vignes; Chemin
d'abord, derrière l'église et jusqu'à la grosse
ferme flanquée de deux énormes mûriers, puis
sentier descendant entre les vignes jusqu'à un cabanon accoté
à un vieux puits et recouvert d'un figuier vétuste
aux branches tourmentées. De là, on devait remonter
sur une petite falaise dominée par trois pins-parasol qui
surplombaient la rivière. On apercevait alors, entre les
arbres au loin et disposés le long du serpent miroitant de
la rivière, les toits roses de bâtiments conventuels,
un clocheton, des murs d'enceinte. Mais, pour y parvenir, ce n'était
plus qu'enchevêtrement de ronces, de vignes abandonnées
aux ceps noueux et crochus, de murets en ruines croulant sous les
pieds, de fossés à couleuvres qu'il fallait franchir.
Midi sonnait cependant très
sereinement au clocher de l'abbatiale quand, couverts de poussière
et d'épines, ils s'étaient glissés dans l'ombre
du porche et la fraîcheur du cloître. Ils s'étaient
laissé tomber sur un banc de pierre adossé au mur,
avaient tiré de leurs sacs, lui une gourde, elle son appareil
pour photographier le bassin octogonal où flottaient des
nénuphars blancs nervurés de rose. Puis, ils avaient
gagné l'église, s'immergeant doucement dans les chants
grégoriens qui s'élevaient du chur où
se déplaçaient, comme au ralenti, les silhouettes
noires des religieuses.
A la sortie de l'office, elle s'était
approchée de l'une d'elles pour s'enquérir d'un chemin
plus direct pour regagner le village d'où ils venaient: il
n'y en avait pas. Le monastère était situé
sur une autre commune, dont le centre se trouvait à deux
kilomètres de là. Ils pouvaient s'y rendre facilement
en suivant la vieille route bordée de platanes. Du village,
un car pourrait sûrement les reconduire mais une question
lui brûlait les lèvres. Des jardins en terrasse aux
allées bordées de buis taillés entouraient
l'abbaye et semblaient s'étager jusqu'à la rivière.
Elle avait tellement envie de se baigner, de se tremper les pieds
dans l'eau.
-"Y avait-il, depuis le monastère, un accès à
l'Aigue?
-"Oh, non! "s'entendit-elle répondre vivement par
la jeune religieuse dont les joues s'étaient empourprées
-"Mais pourtant, insista-t-elle presque malgré elle,
les jardins y descendent sûrement.
-"Je ne suis jamais allée jusqu'au bout des jardins,
dit la religieuse."
C'était définitif
et sans appel. Ils burent encore à la fontaine, reprirent
leurs sacs et suivirent entre les vergers d'abricotiers, par la
route bordée de platanes, le chemin du village. C'est le
soir même, dans la chambre du petit hôtel où
elle refaisait son sac qu'elle s'aperçut de la perte de son
appareil photographique. Rapidement, elle se remémora ses
gestes de la matinée. Elle avait sorti son appareil pour
photographier les nénuphars et le clocher roman puis s'était
assise à nouveau sur le banc de pierre avant de se rendre
à l'église. C'est sur ce banc que le petit appareil
avait dû rester; il y était encore. En moins d'un quart
d'heure, ils pouvaient gagner le monastère en voiture, se
glisser sans bruit dans le cloître et revenir, Ils descendirent
rapidement l'escalier, traversèrent la terrasse où
dînaient encore quelques clients de l'hôtel et mirent
en route la "deux-chevaux" garée depuis la veille
le long du trottoir.
Dix minutes plus tard, ils étaient
devant le porche du monastère; aucune lumière n'éclairait
les bâtiments, seule une veilleuse clignotait derrière
les vitraux de l'église. Ils se dirigèrent, à
droite vers le cloître; les petits cailloux blancs crissaient
sous leurs pas. Une massive porte en bois, grande ouverte le matin,
était maintenant parfaitement close. Ils regardèrent
leur montre: dix heures. La nuit venait juste de tomber. Ils allèrent
timidement sonner à la porterie; pas de réponse. Désemparés,
ils firent quelques pas dans les allées, contournant les
massifs. Une lune ronde se levait doucement à l'horizon et
sa clarté dans la nuit donnait l'illusion d'une fête
suspendue, d'un spectacle sur le point de commencer. Les cyprès
découpaient en noir sur le ciel et sur le vert profond des
pelouses leurs silhouettes élancées d'acteurs immobiles.
Des bancs de pierre incurvés, disposés en hémicycle
au fond du jardin, semblaient attendre les spectateurs.
Des murmures, des conversations
lointaines et même des rires en cascades, entrecoupés
de chuintements cristallins, leur parvenaient par bribes. Ils se
regardèrent étonnés, pensèrent à
un dîner champêtre, à une promenade nocturne
des religieuses après un dernier office. Mais ces bruits
cristallins? Rires? Sanglots? _ Non, non, des bruits d'eau. Ils
avancèrent en silence, fascinés, attirés magnétiquement
par ces bruits étranges, jusqu'à l'extrême bord
de la pelouse.
Un muret de briques retenait un canal et, en contre-bas, la rivière
ou plutôt des flaques de lune retenues par des galets scintillaient.
Une passerelle enjambait le canal, un petit escalier descendait
vers la berge. Ils descendirent les premières marches; des
petites masses sombres, robes et voiles repliés, étaient
disposées sur les suivantes, ils n'allèrent pas plus
loin. Au bas d'un barrage d'où l'eau bruissante s'échappait
en filets cristallins entre de grosses pierres moussues, dans une
large vasque aux reflets de jade pur sous la lune, des silhouettes
nacrées, débarrassées de leurs bures, s'aspergeaient
en riant.
Emerveillés et confus, ils
reculèrent dans l'ombre et s'enfuirent sans bruit. Le lendemain
matin de bonne heure, ils se présentèrent à
la porterie pour réclamer l'appareil oublié. Une religieuse
voilée le leur remit aussitôt et les quitta sur un
signe de tête silencieux pour rejoindre le cortège
des autres surs qui, tout de noir vêtues, traversait
les jardins pour se rendre à l'église. La cloche sonnait
et les petits cailloux blancs crissaient sous leurs pas.
Françoise AUTIN
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