Ce
jour-là, le vent du Sud charriait avec les nuages, des feuilles
de vigne et de platane, qui terminaient leur course automnale par
un tourbillon furtif sur le tapis du salon.
Au bord d'une route, la veille, à la nuit tombée,
Valérie avait ramassé -il n'y avait pas d'autre terme
- Sarah Mac Millan. Valérie habitait seule cette maison des
remparts, flanquée d'arbres et de rosiers grimpants; Sarah
était soi-disant la mère de Julien, le fils du voisin,
un petit garçon de huit ans, que son père avait laissé
dans le jardin de Valérie, avant de s'envoler brusquement
pour un pays lointain.
- " Sa mère passera le prendre ce soir vers sept heures."
Avait-t-il dit très simplement.
Il y avait tant de vent ce jour-là, et la nuit était
venue si noire...
Ces deux raisons auraient du suffire à expliquer que le voisin
se fut enfui si soudainement et que la prétendue mère-qui-devait-venir-rechercher-son-fils
fut si noire..
Dans la soirée, avant toutefois que la nuit ne fut tombée,
et tandis que Valérie se demandait quelle robe elle mettrait
pour se rendre à un dîner auquel elle était
invitée depuis des semaines, le téléphone avait
sonné.
Une voix grave et mélodieuse, chaleureuse et triste, avait
dit être Sarah, la mère de Julien. Elle avait raté
son train et n'avait plus, pour arriver, qu'un autobus qui passait
vers dix heures au village voisin. Que faire? On avait déjà
raccroché.
Valérie regardait le petit garçon qui, de l'autre
côté de la porte-fenêtre, jouait à faire
des tas de feuilles mortes sur lesquelles il se jetait à
plat-ventre avec des cris sauvages alors qu'elles s'éparpillaient
aux quatre vents -ces quatre vents qui avaient emmené son
père... Marie l'avait appelé, lui avait proposé
un bain chaud, une cuisse de poulet, un potage.. Elle avait, en
soupirant, annulé sa soirée. Elle le regardait s'endormir
sur le canapé du salon en feuilletant des revues qu'elle
ne lisait pas.
A dix heures moins le quart, elle ramassa le plaid qui était
tombé et le lui remonta jusqu'au cou, elle éteignit
quelques lampes, et s'éloigna à pas de loup.
Dehors, il pleuvait maintenant et ventait par bourrasques, avec
de drôles d'éclairs blafards sur la Lance et dans la
nuit violette. Elle arriva cinq minutes plus tard au village voisin
pour voir le car passer devant elle sans s'arrêter. Elle fit
un demi-tour brutal dans la nuit et les appels de phares.
- " Je vais la manquer, se disait-elle."
Mais non, l'arrêt était à quelques centaines
de mètres plus loin, devant la poste, et elle se tenait au
bord de la route, grande silhouette sombre et drapée de noir,
difficilement discernable, car de peau plus noire encore que les
ténèbres qui l'entouraient.
Valérie s'était arrêtée, réprimant
un frisson. La forme noire se pliait en deux, faisant entrer un
grand sac de toile à l'arrière de la petite voiture,
et s'asseyait sans plus d'émoi, ramenant ses grandes bottes
luisantes et ses châles mouillés sur la banquette.
Une odeur étrange flottait, une buée nimbait le pare-brise.
Marie, remettant la voiture en marche, entrouvrit sa fenêtre.
- " Où est mon fils? dit la forme noire.
- Votre fils s'est endormi sur mon canapé, dit Valérie
- Nous ne le réveillerons pas, dit la voix mélodieuse
et triste de Sarah, je dormirai avec lui."
C'était irrévocable, et le silence entre elles s'imposa
implacablement. Ce fut donc sans une parole que Valérie lui
abandonna le salon pour aller s'enfermer dans sa chambre.
Le lendemain était un dimanche et ce jour- là aussi,
la pluie ayant cessé, le vent charriait jusqu'à la
porte du salon, des feuilles de vigne et de platane.
Valérie avait peu dormi. Elle descendit sans faire de bruit
dans la cuisine, sur le mur de laquelle le soleil dessinait les
broderies du rideau blanc qui le tamisait. Elle se fit du café
qu'elle emporta au jardin dans sa tasse bleue. Elle regarda autour
d'elle: nettoyer les plates-bandes, rabaisser les rosiers avant
l'arrivée de l'hiver.. Cela lui ferait, à elle, autant
de bien qu'au jardin. Elle était incapable d'envisager plus
loin sa journée. La plate-bande débarrassée
des mousses et herbes folles, elle chercha son sécateur pour
s'attaquer aux rosiers. Il n'était ni sur l'appui de fenêtre,
ni sur la pierre au pied du chèvre-feuille où elle
était pourtant sûre de l'avoir laissé. Elle
se rendit au garage où il aurait pu être rangé.
Point de sécateur. Une lessive cependant était oubliée
depuis la veille dans un panier, elle alla l'étendre derrière
la maison. Revenant dix minutes plus tard sur la terrasse pour chercher
encore, elle trouva, assise dans le fauteuil d'osier et enveloppée
de son plaid, Sarah souriante, qui buvait lentement du café
dans sa tasse bleue. C'était étrange et fascinant
Sarah qui la regardait par-dessus sa tasse, le sécateur posé
bien en évidence à côté d'elle. Puis
elle reposa la tasse et prit le sécateur avec lequel elle
se mit à jouer machinalement, lui racontant comme elle avait
divinement dormi, comme elle se sentait bien - le sécateur
dessinait des arabesques entre ses mains; Elle l'ouvrait, le fermait,
l'agitait au rythme d'un métronome qui aurait guidé
sa voix chantante - Elle disait encore comme elle se sentait mieux
depuis qu'elle savait son fils à elle, Sarah, chez elle,
Marie qui avait une si jolie maison dans un si beau village, un
si joli jardin..
- " Mais, vous allez l'emmener, parvint à articuler
Valérie"
Ce qui fit longuement et mélodieusement rire Sarah.
Un jeune rire, en écho, venait du tapis du salon où
Julien, faisait des châteaux de cartes, des cartes à
jouer "de collection" qu'on ne prêtait jamais aux
enfants.
- " Je repars tout à l'heure, on me prend à midi,
dit Sarah."
- " Il n'en est pas question rétorqua Valérie,
vous allez emmener votre fils."
Mais le fils, alors, cessa de rire; il se mit à renifler
piteusement dans son dos.
- " Je ne veux pas partir!"
-" Vous voyez bien, dit Sarah"
et se levant, souveraine, elle ajouta
- " J'ai juste le temps de prendre un bain."
Valérie, furieuse, se saisit du sécateur et leur tourna
le dos. Mais le sécateur était bloqué; impossible
de le faire jouer. Coincé, il ne pouvait ni s'ouvrir, ni
se refermer. Elle s'entêta.
- " C' est trop fort, se disait-elle, ça alors ! Ça
alors!"
Alors, le sécateur s'ouvrit et se referma, coupa une grosse
branche de rosier qui sauta en l'air et lui écorcha le front
en retombant, se prit dans son bracelet de cuivre - un bracelet
africain - lui meurtrissant le poignet qui vira immédiatement
au violet. Elle se redressa, le sécateur tomba, lui écrasant
un orteil. Elle trébucha, se raccrocha au rosier grimpant
qui lui balafra le bras et lui laissa deux robustes épines
entre le pouce et l'index.
Elle se laissa tomber dans le fauteuil en osier délaissé,
retira les épines, lécha ses blessures et suça
son sang.
- " J'en ai assez! dit-elle, qu'elle parte!
- Oh oui, murmura doucement Julien derrière elle. Tu t'es
fait mal? et, sans attendre sa réponse, il ajouta:
- Moi, je vais jouer avec mes copains."
Il avait disparu.
Rayonnante et sereine, Sarah revenait de la salle de bains.
- " Je vous prends quelques figues, dit-elle et un peu de raisin."
Ses mains longues et gracieuses, aux doigts couverts de bagues,
allaient de la coupe sur la table basse, au grand sac de voyage
qu'elle refermait.
- " Bien sûr" dit Valérie.
Elle pensait:- " Qu'elle aille au diable!.."
Une Mercedes bleu-grise remontait doucement le chemin des remparts;
son moteur ronronnait au pied de la treille.
Françoise AUTIN
|